cassandra ⊹ cat eyes

"c'est l'ambition du survivant, l'aisance du désenchantement"

Debout au bord du vide de son coeur. Après la douleur, le choc l’avait plongée dans une léthargie qui allait la suivre pendant plusieurs mois. Ses yeux restaient fixés sans la voir sur la table qui trônait au milieu de la pièce, le métal luisant reflétant les néons accrochés au plafond, source de lumière glaciale. La table s'alignait comme un bon petit soldat à côté des sept autres et son regard perdu ne pouvait se défaire de ces autels d'acier. Archie n'avait pas voulu descendre, préférant rester planté au milieu de la chambre à empiler les derniers vêtements dans un sac, tandis qu'on la prenait doucement par les épaules pour la guider vers l'ascenseur. La déchirure était pleine et entière entre elle et son mari. Rien ne pourrait jamais recoudre les deux bords à vif de cette plaie béante. Pas même la patience, l'amour ou un conseiller conjugal. La violence des douze derniers mois, précédés de deux longues années d'attentes, de doutes, de forces, de colères, d'efforts à bout de bras, avait eu raison d'eux. De leur couple, leur vie de famille, de leur petit bonheur tendrement chérit. Il ne restait plus rien d'eux. Pas même leur fils.

L'air étouffant de New York lui donne la nausée. Son teint verdâtre attire les regards de quelques passants mais son regard noir dissuade quiconque de lui adresser la parole. Elle jette un coup d’œil assassin vers le bâtiment qu'elle vient de quitter. Ils s'y sont mis à quatre pour lui faire gentiment comprendre qu'il était temps qu'elle "prenne un congé sans solde". Ils avaient été patient "avec la maladie, tout ça", mais maintenant qu'ils cherchaient à nommer un nouvel associé dans le cabinet, ils avaient besoin de quelqu'un qui avait toute sa tête. Pas d'une avocate prometteuse qui perd désormais ses moyens tous les quatre matins, tantôt la crise de larmes à pierre fendre, tantôt la colère dévastatrice, quand ce n'est pas l'apathie complète. Et la prise de conscience l'a heurtée au sortant du building en acier. Voila un an qu'elle lutte seule, sans mari, sans enfant. Et maintenant sans travail. Elle se revoit comme si c'était la veille, plantée au milieu de la morgue, avec pour seule compagnie le médecin qui l'a accompagné et le petit corps d'Ishan. Il était doux et gentil. Tellement gentil. Et drôle aussi, protestant sans cesse lorsqu'il voyait la douleur dans les yeux de ses parents, insistant pour leur raconter une histoire drôle. Des histoires drôles il en avait toujours des tonnes en réserve, comme si son cerveau envahi par la tumeur se débattait armé de sa seule malice. Elle était suffisamment forte pour redonner du courage à Rosemarie et Archibald. Mais pas assez pour gagner la bataille. Un an après cette guerre, Romy n'a d'accroche dans sa vie que la perspective d'un nouveau départ, si cela peu réconforter une mère en deuil.  

Elle marche dans sa vie avec l'aisance du désenchantement, le panache de la souffrance. Changer d'air, goûter à la pluie de l'Ouest, à l'humidité des forêts septentrional, pardonner aux autres et à elle-même. La dépression a été diagnostiqué quelques semaines après son licenciement. Il a fallu consulter un spécialiste, et parler. De tout. De l'enfance, des rires, des voyages, de la douceur et la chaleur d'une famille. De l'âge adulte, de l'amour et des difficultés à mener une grossesse et des études d'avocat en même temps. De la réussite, du bonheur de sa petite famille, des aller-retour entre les Etats-Unis et l'Inde pour voir sa famille. Et puis du cancer. Qui ravage, qui prend tout. Même les enfants. Surtout les enfants. Les plus gentils d'abord. Son fils n'est plus là depuis deux ans mais la douleur ne s'estompe pas. Elle apprend seulement à vivre avec. Elle a la détermination de ceux qui s'en sortent seuls, la force dans la fêlure de sa voix d'avoir trop pleuré. Son mari n'a plus donné signe de vie trois semaines après la fin de leur monde. Il l'a laissé contempler le champ de mines de sa vie quasiment sans prévenir. Probablement parti cuver sa propre douleur de son côté. Et même si elle ne sait pas où il habite à l'heure actuelle, son avocat est capable de lui dire qu'il refuse de signer les papiers du divorce. Comme un fil d'ariane qui l'oblige à se replonger dans le passé. Romy c'est une bataille de tous les instants pour ne pas sombrer. C'est se lever chaque matin pour aller travailler. C'est la douleur fade qui la rend désagréable à regarder. Le menton hautain pour susciter l'exaspération plutôt que la pitié. Romy c'est l'ambition du survivant.